L’Empreinte de Dieu:
de la véronique au microsillon
Une conférence de Donatella Bernardi
dans le cadre de l’exposition PLAY BACH de Denis Pernet.
Cinémathèque de Lausanne, 29 septembre 2011
Des lignes et des cordes. Des liens matériaux
Un retable sécularisé
Et si Francis était adornien ?
Ego trip
Sculpter l’espace, vide ou plein
Osciller entre douleur, extase, étonnement et désespoir
Femme de Descartes, de Bach ou de Straub
Ici, je vous montre une vue, partielle, évidemment de cette exposition. L’image présente quatre œuvres et une spectatrice, arrivée très tôt au vernissage. Quatre œuvres, c’est-à-dire :
1) l’installation de Julian Göthe;
2) le film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub;
3) la peinture ABCH de Francis Baudevin;
4) le poster Pour Play Bach de moi-même.
Des lignes et des cordes. Des liens matériaux
1) L’installation de Julian Göthe consiste en un système de cordes noires complexes, à la fois tendues, rectilignes, signifiant parfois des rideaux de théâtre, parfois des vecteurs ou un immense et englobant réseau, tels les liens que le commissaire décide de tisser entre les œuvres, très différentes et éclectiques, dans l’espace et toutes reliées à une figure et surtout à son œuvre : Jean-Sébastien Bach (1685–1750).
En parallèle à ce système de cordes, des panneaux bleus et noirs sont dispersés dans l'espace. Ces formes obliques, irrégulières, uniques, sont tributaires de leur fonction, à savoir présenter, encadrer, supporter, accompagner, relever, soutenir, protéger, isoler ou encore privilégier les œuvres présentées.
Il est relativement rare d’assister à un tel déploiement de moyens dans un espace d’art contemporain, alors que dans le cas de la muséographie classique, c’est plutôt normal, voire attendu. A Circuit, les cordes et les panneaux de Göthe constituent un dispositif, une pièce à part entière, englobant les autres, marquant un territoire et des directions de sens, et quelque part, terminant et limitant bel et bien l’exposition : Omnis in unum (tout en un). Cette dynamique de clôture, de ficelage et d’intensification de l’espace en l’honneur de Bach, répond et correspond au meilleur des mondes choisi par Dieu parmi tous les mondes possibles, ce meilleur des mondes clos, fini, où le mal est le moindre mal puisqu’il a sa fonction et que Dieu a fait de son mieux, qu’il ne pouvait faire mieux : c’est là le principe fondamental de la théodicée de Leibniz (1646–1716), un des « pendants » philosophiques et mathématiques du compositeur baroque, né 39 ans avant le musicien et mort 34 ans avant lui. Si Bach et Leibniz ont vécu simultanément pendant 31 ans dans le même monde, le monde dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui et maintenant, est-ce que leurs œuvres se sont activement connues, rencontrées, est-ce qu’ils étaient au courant de ce que faisait l’un et l’autre ? De fait, il est intéressant de poser la question de la transdisciplinarité et du transfert des concepts dans le cadre d’une exposition « art visuel » consacré à un musicien, comme l’est PLAY BACH à Circuit. Dans le chapitre 9 du Pli, Leibniz et le baroque (1988), intitulé « La nouvelle harmonie », Gilles Deleuze analyse et réfléchit sur la relation qu’entretient le philosophe mathématicien à la musique. Selon lui, elle est particulièrement évidente dans le cas de l’harmonie. De fait, à propos de musique, Leibniz écrit au paragraphe 17 de ses Principes de la nature et de la grâce (1714) : « La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans les convenances des nombres, et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas, et que l’âme ne laisse pas de faire, des battements ou vibrations des corps sonnants, qui se rencontrent par certains intervalles. » Deleuze le paraphrase ainsi : « La musique en effet, n’est pas sans ambiguïté, surtout depuis la Renaissance, parce qu’elle est à la fois l’amour intellectuel d’un ordre et d’une mesure supra-sensibles, et le plaisir sensible qui découle de vibrations corporelles ».
2) Sur cette image , vous pouvez voir un panneau et ses volets. Le dispositif renferme un petit moniteur qui diffuse le film que nous allons voir ce soir, parfaitement audible dans l'espace d’exposition grâce à deux paires de casques.
On peut interpréter ce dispositif comme une cabine bicolore. Il fait également penser à la structure d’un retable. Ce meuble religieux est traditionnellement composé de plusieurs tableaux ainsi que de panneaux latéraux mobiles. Ils s’ouvrent et se ferment. Ils sont traditionnellement décorés sur les deux côtés, pile et face, de manière très différente, parfois noir/banc (grisaille) pour la face visible quand le retable est fermé (pendant le temps de carême par exemple), et en polychrome pour la face que l’on voit quand le retable est ouvert, typiquement pendant les temps fastes. Le retable est placé au-dessus de l’autel, ou alors derrière celui-ci, l’autel étant le lieu où se tourne toute l’attention des fidèles pendant la célébration de la messe. Avec la Réforme (dont Jean-Sébastien Bach est naturellement un fervent militant), les images sont bannies du culte : on évacue les images, les représentations anthropomorphiques divines, dont les retables, leurs panneaux et autres prédelles. A Circuit, il est donc intéressant de découvrir un film consacré au musicien présenté dans un retable minimaliste, noir à l’intérieur, bleu à l’extérieur.
3) La troisième œuvre dont je voulais vous parler ce soir par l'intermédiaire de cette vue de l'exposition est celle qui se trouve tout à gauche de l'image, celle de Francis Baudevin. Je cite le communiqué de presse : « Francis Baudevin présente une petite toile peinte intitulée ABCH (2011) qui reprend les lignes graphiques et la dimension exacte de la pochette d’un disque 33 tours de Bach des années 1960.
Grâce au titre, Francis Baudevin relie les lettres qui composent le nom du compositeur avec l’histoire de la musique classique et contemporaine. Jean-Sébastien Bach utilise en effet les notes allemandes B, A, C et H dans le motif de LʼArt de la fugue (1751). ABC fait également écho à l’une des dénominations de l’art minimal ABC Art. L’artiste utilise depuis le début de son travail une méthode systématique d’abstraction des signes géométriques de la société de consommation en reproduisant uniquement les formes qui composent le graphisme des emballages, en y soustrayant le texte. La méthode offre plusieurs possibilités : la reproduction de l’original à la taille 1:1 comme son agrandissement par dix fois. Cette opération trouve un parallèle avec la question de l’interprétation de l’art musical opposée à la création pure. »
Le disque des années 60 33 tours est donc un microsillon, une ligne, qui reproduit, traduit, multiplie de manière mécanique et industrielle la musique très souvent tournée vers Dieu de Jean-Sébastien Bach.
Et si Francis était adornien ?
Avant que la couverture de ce disque ne soit transposée par Francis Baudevin de la sphère de l’industrie de la culture à la sphère de l’art contemporain lausannois, à qui s’adressait-il, ce disque ? A quel type d’auditeur ? Theodor Adorno, dans une conférence prononcée en 1961 à l’Université de Francfort, et en partie retransmise à la radio Norddeutsche Rundfunk, identifie différents types d’auditeurs : l’expert, le bon auditeur, le consommateur de culture, l’auditeur émotionnel, l’auditeur de ressentiment, l’auditeur de divertissement, et enfin, l’indifférent à la musique/celui qui n’a pas le sens de la musique/celui qui est contre la musique. Dans le cas de notre disque, celui qui l’a acheté, ou plutôt, celui pour qui il a été produit, pourrait faire partie de la catégorie du consommateur de culture. Adorno écrit à propos de ce dernier: « Il écoute beaucoup, parfois insatiablement, il est bien informé, il collectionne les disques. Il respecte la musique comme un bien culturel, souvent comme une chose qu’il faut connaître pour son propre prestige social ; cette attitude s’étend du sentiment d’une obligation sérieuse jusqu’au snobisme vulgaire »
. Les auditeurs de Bach jouent aussi un rôle prépondérant dans la catégorie de l’auditeur de ressentiment. Adorno explique : « A ce type appartiennent les amateurs de Bach contre lesquels il m’est arrivé une fois de défendre ce dernier : et plus encore ceux qui s’entichent de la musique d’avant Bach. […] L’auditeur de ressentiment, apparemment non conformiste dans sa protestation contre le système musical, adhère la plupart du temps, par le simple fait qu’ils existent, à des groupes et à des normes, avec toutes les conséquences socio-psychologiques et politiques. Les visages obstinément sectaires, potentiellement en colère, qui se concentrent dans ce qu’on appelle les « heures Bach » et les concerts de musique religieuse en sont les témoins. Ils sont bien entraînés dans leur domaine particulier, et aussi dans la pratique musicale active : ça marche comme sur des roulettes; pourtant tout est couplé à une conception du monde et déformée par celle-ci. L’inadéquation réside dans le fait que des domaines musicaux entiers qu’il s’agirait de percevoir sont laissés de côté. La conscience des auditeurs de ce type est préformée par les objectifs des confréries où ils se trouvent réunis, et qui adhèrent le plus souvent à des idéologies lourdement réactionnaires, ainsi que par l’historicisme. La fidélité de l’œuvre, qu’ils opposent à l’idéal bourgeois du showmanship musical, devient le but en soi; il ne s’agit pas tant pour eux d’exposer et de vivre adéquatement la signification des œuvres que de veiller avec zèle à ce qu’on ne s’écarte pas d’un iota de ce qu’ils considèrent être, chose déjà contestable, la pratique d’exécution des temps passés.»
L’analyse de Theodor Adorno se poursuit de manière assez âpre, et réjouissons-nous ce soir de faire partie de la catégorie des experts, espérons-le, qui apprécient le petit tableau de Francis Baudevin ayant le grand mérite de transférer un motif appartenant soit à la consommation de la culture, soit à sa manipulation passéiste, au cercle non pas de Bach, mais de Circuit.
« Francis Baudevin », disait Christian Bernard pendant une conférence de presse au Mamco en 2005, « est un maître dont on connaît mieux les élèves ». Pourrait-on dire que Francis Baudevin est notre John Baldessari ? Je ne vais pas énumérer ici les noms de ses élèves, disciplines, successeurs, enfants spirituels, car ce serait forcément incomplet. Mais tout même, Circuit est connu pour avoir développé une peinture abstraite aux emprunts multiples, d’un dérivé du pop art jusqu’à une certaine forme d’appropriation, de minimalisme, de formalisme, d’abstraction géométrique, d’art concret, d’art optique, et je me trompe sans doute, et j’en oublie davantage, et vous m’en excuserez. Je suis désolée.
4) Quoiqu’il en soit, j’en arrive à la quatrième pièce contenue dans cette image. Quand j’ai découvert au détour d’une recherche au Cabinet d’arts graphiques de Genève, la gravure de Claude Mellan intitulé Sainte Face datant de 1649 , j’ai pensé à Denis et à son exposition PLAY BACH, mais aussi à Circuit, aux personnes qui sont liées à cet espace et à certaines œuvres qui en émanent. Quels liens peut-on tisser entre l’extrait agrandi de l’image de Mellan (ici au centre de la vue de l’exposition), les intérêts qui habitent le lieu où elle est présentée, et le film que nous allons voir ce soir ? En quoi cette image peut constituer le lieu de certaines conjonctions ? De certains nœuds, aussi bien conceptuels que formels (ce qui revient, peut-être, au même) ?
Claude Mellan est né à Abbeville (Picardie) en 1598 d’un père planeur de cuivres, et meurt à Paris en 1688. Sa vie et sa formation d’artiste sont marquées par un séjour à Rome (entre 1624 et 1627, donc 3 ans), où il copie non seulement des peintures, mais surtout et aussi des sculptures, surtout antiques.
Claude Mellan met progressivement au point la technique de la « gravure blanche » qui lui vaudra une grande renommée, au point que le roi lui accordera en 1642 et jusqu’à sa mort un logement dans les galeries du Louvre.
La technique de Mellan consiste à graver d’une seule taille. Il abandonne complètement le système de tailles et contre-tailles que les burinistes avaient utilisé jusque-là pour traduire les effets de volume et de matière. Ainsi, l’image est formée par un réseau de lignes qui ne se croisent jamais et dont la seule fréquence et l’intensité variable produisent une luminosité intense. Il semble que ce soit suite à l’observation de nombreuses sculptures que Mellan ait mis au point cette technique qui traduit au mieux les volumes des objets reproduits. On a donné le nom de « gravure blanche » à cette technique car elle utilise le blanc du papier qui produit dès lors un effet particulier sur la rétine. Le blanc du papier devient un élément à part entière de la composition. Il n’a pas le statut d’unique support : il est aussi important que le noir du trait qui lui se caractérise par sa finesse ou son épaisseur. Ce blanc du papier, cet élément lumineux complètement actif dans l’œuvre, questionne la relation de la figure et du fond, et de leur possible alliance et même mise à niveau en une seule surface, telle une remise en question du vide (pour Leibniz, le vide n’existe pas, et même le silence que nous pensons parfois percevoir est encore empli de sons). Douglas Hofstadter traite de cette problématique du « fond/figure » comme il l’appelle, dans son étude comparative entre les œuvres de Gödel (mathématicien), Escher (artiste) et Bach : Gödel, Escher, Bach, Les brins d’une guirlande éternelle.
Les théories mathématiques sont compliquées, mais reste que les trous typographiques que l’on trouve entre certains signes sont troublants (dans le cas des non-théorèmes à tirets par exemple), car s’ils ont une certaine propriété typographique, ces trous ne sont définis que négativement ; ils sont la face cachée d’une chaîne de tirets définis, par exemple, positivement. Dans le cas d’Escher, vous connaissez certainement ces dessins où fond et forme se confondent, et se transforment : le fond devient la forme, et la forme le fond.
La musique de Bach est également exemplaire dans ce cas-ci car, selon Hofstadter, toutes les lignes, hautes, basses et intermédiaires, ont des rôles principaux. Il n’y a pas une mélodie avec un accompagnement annexe, ce qui est très commun. Chez Bach, tout se trouve au même plan d’écoute.
Dans le cas de la Sainte Face (cuvette : 433 × 317 mm; feuille: 632 × 474 mm), Mellan représente l’empreinte du visage du Christ recueillie par Véronique lors de la passion grâce à un seul trait, en spirale, en partant du nez.
Cette œuvre se révèle être un statement d’artiste à part entière. Sur sa « véronique », donc sur le saint suaire même, qui se détache très visiblement du niveau du papier, notamment par un jeu d’ombre, l’artiste écrit, toujours avec le même trait : FORMATUR UNICUS UNA, NON ALTER, ce qui veut dire « l’unique (unicus) a été produit/formé/façonné (formatur) en un seul et même lieu, ensemble, en même temps (una), pas d’autre, pas de second (alter peut en effet signifier l’un des deux) ».
Mellan, une fois l’ouvrage fini, renonça à faire toute autre tentative. Il semble que d’autres graveurs de l’époque essayèrent à leur tour, mais échouèrent tous. Donc, oui, cette sainte face est restée un unique dans l’histoire de la gravure. Il est aussi intéressant de constater que la plaque de cuivre qui a servi à graver l’œuvre existe encore. Elle se trouve à l’heure actuelle à la Chalcographie royale de Bruxelles, paraît-il aciérée mais fatiguée. C’est étonnant car d’habitude les plaques n’étaient pas conservées. Une fois usées, on les détruisait et on en récupérait le cuivre pour en fabriquer d’autres.
Quelle intention sert cette prouesse technique ? Une certaine forme d’unité, qui renvoie certainement au dogme théologique du monothéisme. Le visage du Christ est celui de tout être humain. Le fils de Dieu est mort sur la croix pour le salut de tout un chacun. L’unité, le un contenant tout, cette ligne qui part du néant, ou alors rejoint l’infiniment petit, comme dirait Pascal (1623–1662), contemporain de Claude Mellan. La pensée d’un autre contemporain du graveur, René Descartes (1596–1650), peut nous fournir une interprétation supplémentaire. Descartes peut tout mettre en doute, si ce n’est la conscience de soi-même : « Cogito ergo sum », « Je pense, donc je suis ». Une forte et insistante sensation tautologique se dégage de cette articulation entre un seul trait capable de représenter à lui seul la face contenant et servant toutes les autres. La conscience de soi-même qui garantit et légitime notre seule existence est parfois un peu oppressante, n’est-ce pas ? Pourrait-on parler de claustrophobie ?
Ou alors, dans le cas de la fabrication d’une image, et en faisant un grand écart et un bond dans le temps, est-ce à mettre en relation avec, parmi tous les exemples possibles, Who is afraid of Red, Yellow and Blue (1966–67) de Barnett Newman (1905–70) ou y a-t-il une certaine parenté avec l’idéologie de Clement Greenberg (1909–1994)? Il serait long de procéder à une analyse comparative pertinente sur la base de tels anachronismes. Il faudrait parler, peut-être, de ce que représentait l’art indien aux Etats-Unis dans les années 60, et dans quelle mesure et pourquoi les artistes se le sont approprié, mais aussi pointer le fait que Newman était un grand connaisseur de la cabbale juive, ou encore, quel statut avait l’art défendu par Greenberg et d’autres dans le cadre d’une politique culturelle plus globale. Il faudrait sans doute traiter aussi de l’influence et de l’importance de la théologie dans l’avènement de l’esthétique comme branche à part entière de la philosophie, qui naît au 18e siècle avec Baumgarten, et voir quel élément de croyance, de dogme, remplace aujourd’hui ceux que contenait la théologie.
En effet, il est nécessaire, sans doute, de croire, ou alors de ne pas croire, à quelque chose.
Sculpter l’espace, vide ou plein
Leibniz, la monade, la relation avec l’extérieur, avec l’autre. Comment peut-on vivre ensemble, puisque nous sommes ensemble, si tout peut être contenu dans une image unique, si la passion du Christ et la rédemption de tous les êtres humains sont issues d’un seul et unique trait dont on ne connaîtra visiblement jamais la source ni la raison ? Leibniz écrit à la fin de sa vie un petit traité, Principes de la philosophie (1714) que son premier éditeur en langue allemande, un certain Köhler, nomma Monadologie.
La Monadologie constitue le testament philosophique de Leibniz. Le texte présente une synthèse extrêmement complexe du système de pensée du philosophe. Ce dernier propose la monade comme unité de base constitutive de tout ce qui se trouve dans le monde. Il y a différents types/modèles de monade. Il existe une hiérarchie entre elles. La grande subtilité du système monadologique consista à décrire la monade comme un élément fermé qui reflète de son point de vue et en son intérieur le monde entier. Dans le Pli, Deleuze met en relation cette monade fermée mais contenant paradoxalement un point de vue sur le monde avec l’architecture de Francesco Borromini (1599–1667), dont vous avez ici une vue de la coupole de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines à Rome.
Cette coupole se caractérise par ses motifs répétés et dilatés, ainsi que par le fait qu’elle soit fermée tout en laissant passer de la lumière. De l’intérieur, pas d’accès direct au monde extérieur. Ce ne sont pas des images mais des ornements que l’on observe.
Ces formes abstraites deviennent le sujet de l’architecture. Elles découpent, limitent et sculptent l’espace qui est laissé entièrement vide, ou alors complètement plein, si l’on considère, comme Leibniz, que le vide n’existe pas.
Dans la même église, il est également intéressant de montrer que les niches ont été laissées vides. Elles ne contiennent pas de statues.
On dirait que Borromini met en scène l’espace. Ce dernier garde toute sa puissance évocatrice et gagne en intensité, un peu comme le blanc du papier chez Claude Mellan qui devient la lumière, le lieu d’expression du volume de la statue antique représentée, par exemple. Il arrive évidemment à Borromini d’utiliser des symboles, mais c’est toujours dans un esprit de distorsion, de démultiplication, de mise en abîme, à tel point que le symbole perd en symbolique pour devenir un motif ornemental dont les traitements formels auxquels ils sont livrés ne renvoient qu’à eux-mêmes.
Ici, il s’agit principalement d’un coquillage qui fait office de mini voute: le coquillage de la naissance de Vénus, païenne, naissance de l’amour, donc (cf. Botticelli); mais aussi le coquillage du pèlerin chrétien sur le sac ou l’habit de celui qui va à Saint-Jacques de Compostelle pour se recueillir sur ses reliques depuis près de 1000 ans. Dans le cas de cette niche, le coquillage est répété trois fois, lui-même encastré dans une structure encastrée, etc. C’est le jeu de lignes, de vides et de pleins qui intéressent, la distance et les rythmes entre les différents éléments qui retiennent l’attention, bien plus que le coquillage et ce à quoi il fait référence. Le coquillage a sans doute été choisi pour sa forme, ses nervures et sa symétrie.
Dans le même ordre d’idée, quel est le sujet du tableau de Francis Baudevin ? Trois lignes, rose, noir et jaune, sur un fond carré, ou alors une critique « adornienne » de la réception de la musique de Bach dans les années 60 ?
Voici donc le cadrage effectué dans l’estampe de Claude Mellan pour les besoins de PLAY BACH . L’image est carrée, on ne voit plus la couronne d’épines, l’auréole christique, le détachement du saint suaire de la page de papier, et encore moins le statement de l’artiste et sa signature. Il nous reste donc la représentation par une spirale d’un visage empreint d’émotion et de taches difficilement identifiables dans le cas présent.
Osciller entre douleur, extase, étonnement et désespoir
L’expression du visage pourrait osciller entre la douleur, l’extase d’un martyr, l’étonnement, le désespoir. Ces différents états de l’âme sont contenus dans la vibration des lignes et du blanc. On passe de l’une à l’autre constamment.
En regardant le détail du nez (ce détail est une photographie du tirage produit pour Circuit), on perçoit bien le travail de la main sur une plaque en cuivre, et le fait de la virtuosité atteinte par Claude Mellan est toute relative au moyen technique qu’il utilise et à la subtilité de la finesse ou de l’épaisseur du trait. L’artiste est alors âgé de 51 ans, et pratique la gravure depuis son enfance, ou du moins son adolescence.
Sur cet autre détail (qui est lui un extrait du fichier informatique photographique fourni par le Cabinet des arts graphiques spécialement pour PLAY BACH), on constate une sorte de cicatrice dans le raccord des lignes . Après vérification aujourd’hui même dans les dépôts à Genève, il s’avère qu’il a été impossible de contrôler la qualité de la gravure originale puisque ni le conservateur, Christian Rümelin, ni l’assistante conservatrice, Mayte Garcia-Julliard, n’ont pu la retrouver suite à son scannage. Après vérification dans les dépôts du Sécheron et les tiroirs de la Promenade du Pin, il s’avère que la Sainte Face a disparu, provisoirement bien sûr, car on ne peut pas perdre une telle œuvre. Christian Rümelin estime que la cicatrice est due à une imperfection du scanner à tête de lecture tournante. Cette dernière balaie. Elle se serait mal calée à certains moments du scan. C’est l’explication que je peux vous donner ce soir concernant des imperfections bien visibles dans le raccord des lignes.
La matérialité même de l’objet a produit une faille lors du processus de reproduction de cette spirale parfaite, ce monothéisme englobant, ce monologue visuel, cette représentation du fameux Cogito ergo sum.
Denis, en parlant de la conférence-performance à préparer pour ce soir, a proposé un merveilleux titre : L’Empreinte de Dieu, de la véronique au microsillon.
Femme de Descartes, de Bach ou de Straub
Si j’ai parlé jusqu’ici de Bach, de musique, de gravure, de philosophie, de critique de la culture et d’architecture, l’auteure de l’original de la Sainte Face, c’est Véronique. C’est elle qui a composé la partition à partir de laquelle l’on fait des disques en microsillon, si vous me permettez l’analogie. Véronique n’apparaît pas dans la Bible. « Selon une tradition constante, mais impossible à prouver, Jésus montant au Calvaire rencontra une femme qui, prise de pitié, lui présenta un voile blanc pour qu’il pût essuyer son visage. Les traits du Sauveur seraient restés marqués sur le linge. Cette femme aurait porté le nom de Véronique. » La formation de l’image de la Sainte Face et de tous ses dérivés, abondante iconographie ainsi que littérature populaire au Moyen-Age, est donc tributaire d’une femme. Dans le cas de l’idéologie du Cogito ergo sum de Descartes et du moment de sa production, la sociologue et philosophe militante féministe Christine Delphy fait remarquer que « les conditions de possibilité de son existence, qui font qu’au jour J [Descartes] peut prendre une plume, du papier et écrire « Cogito ergo sum », et que pendant ce temps il n’a ni faim, ni soif, ni froid (on y veille), lui sont parfaitement indifférentes, il n’y voue pas une demi-pensée. […] Ce dédain des conditions de possibilité de sa propre existence et de sa propre pensée est même poussé plus loin ; c’est l’ensemble de la société qui est nié. Or aucun individu ne peut exister en dehors de la société ».
Voici une image du film que nous allons voir maintenant , celle de la femme à l’épinette, l’épouse de Bach qui vous le verrez nous livre l’histoire familiale, sociale et économique de sa vie partagée avec son époux et leurs enfants. Quant à la musique, elle a le statut de véritables performances dans le film : « On ne peut pas aller plus vite que la musique » dans ce film. L’audience n’est jamais filmée, on se sait pas quel est le public, s’il y en a un, en dehors de nous qui sommes assis dans la salle de cinéma, ou des techniciens et du couple réalisateur ayant assisté au tournage. Mais dans l’espace imaginaire, celui de la fiction engendré par le médium film même, la musique est jouée pour elle-même, et pour Dieu, peut-être, la monade étant fermée sur elle-même, et le trait contenant tout est bel et bien unique.
Vernissage de l'exposition « PLAY BACH », 23 septembre 2011. Julian Göthe, « Poor Wendy », 2011, Francis Baudevin, « ABCH », 2011, Donatella Bernardi, « Pour Play Bach », 2011, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, « Chronik der Anna Magdalena Bach », 1968. Photo : Donatella Bernardi [X]
Vue de l'exposition « PLAY BACH ». Julian Göthe, « Poor Wendy », 2011, Tim Lee, « Goldberg Variations: Aria, BWV 988, Johann Sebastian Bach, 1741 (Glenn Gould, 1981) », 2008. Photo : David Gagnebin-de Bons [X]
Vernissage de l'exposition « PLAY BACH », 23 septembre 2011. Julian Göthe, « Poor Wendy », 2011, Howard Weinberg et Nam June Paik, « “Topless Cellist” Charlotte Moorman », 1995. Photo : Donatella Bernardi [X]
Vernissage de l'exposition « PLAY BACH », 23 septembre 2011. Julian Göthe, « Poor Wendy », 2011, Vidya Gastaldon, « Chinese Pudding Bach », 2011, « What ever it is (eye) », 2009, « Dram, Drum, Dream... », 2009, Artur Zmijewski, « Singing Lesson 2 », 2003. Photo : Donatella Bernardi [X]
Vue de l'exposition « PLAY BACH ». Julian Göthe, « Poor Wendy », 2011, Vidya Gastaldon, « Battle », 2011. Photo : Donatella Bernardi [X]
Vernissage de l'exposition « PLAY BACH », 23 septembre 2011. Julian Göthe, « Poor Wendy », 2011, Vidya Gastaldon, « Dram, Drum, Dream... », 2009, Shahryar Nashat, « Plaque (Slab) », 2007. Photo : Donatella Bernardi [X]
Vue de l'exposition « PLAY BACH ». Julian Göthe, « Poor Wendy », 2011, Cory Arcangel, « A Couple Thousand Short Films about Glenn Gould », 2007, Cory Arcangel avec Dexter Sinister (David Reinfurt et Stuart Bailey) et Paul Morley, publication « A Couple Thousand Short Films about Glenn Gould », 2008, Philippe Decrauzat, « Fight Disc », 2002. Photo : David Gagnebin-de Bons [X]
Vernissage de l'exposition « PLAY BACH », 23 septembre 2011. Julian Göthe, « Poor Wendy », 2011, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, « Chronik der Anna Magdalena Bach », 1968. Photo : Donatella Bernardi [X]
Jan van Eyck, « Diptyque de l'annonciation », 1436, huile sur bois, 39 × 24 et 39 × 24 cm, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid [X]
Julian Göthe, « Poor Wendy », 2011, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, « Chronik der Anna Magdalena Bach », 1968. Photo : Donatella Bernardi [X]
Francis Baudevin, « ABCH », 2011, acrylique sur toile, 32 × 32 cm. Photo : Francis Baudevin [X]
Pochette de disque, Westminster Recordings Co., Inc., New York, 1954, WL 5318. Photo : François Kohler [X]
Scan de « Claude Mellan et la gravure blanche », Genève, Musée d'art et d'histoire, 1988, Bibliothèque d'art et d'archéologie, Genève, BAA EX 102/1988/5569 [X]
Douglas Hofstadter, « Gödel, Escher, Bach: an Eternal Golden Braid », Penguin Books, 1979, p. 71 [X]
Douglas Hofstadter, « Gödel, Escher, Bach: an Eternal Golden Braid », Penguin Books, 1979, p. 69 [X]
Scan de « L'Œil d'or, Claude Mellan, 1598–1688 », Paris, Bibliothèque nationale, 1988, Bibliothèque d'art et d'archéologie, Genève, BAA E 1988 MELLAN [X]
Jackson Pollock Studio Clog, « Limited edition Crocs™ Jackson Pollock clog in celebration of his 100th birthday » “We partnered with Stony Brook Foundation to create this design — it's based on a photo taken of Jackson Pollock's studio floor where he created his most famous abstract expressionist paintings.” crocs.eu , 2012 [X]
Double page annotée de Leibniz, « Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie », GF–Flammarion, 1996 [X]
Francesco Borromini, San Carlo alle Quattro Fontane (consacrée en 1646), vue de l'intérieur de la coupole. Photo : Donatella Bernardi [X]
Francesco Borromini, San Carlo alle Quattro Fontane (consécrée en 1646), détail d'une niche. Photo : Donatella Bernardi [X]
Claude Mellan, « Sainte Face », 1649 (détail du scan effectué par le Musée d'art et d'histoire de Genève pour la fabrication de la pièce « Pour Play Bach ») [X]
Claude Mellan, « Sainte Face », 1649 (détail du scan effectué par le Musée d'art et d'histoire de Genève pour la fabrication de la pièce « Pour Play Bach ») [X]
Christiane Lang dans le rôle de Anna Magdalena Bach, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, « Chronik der Anna Magdalena Bach », 1967, 93' [X]
« Einleitung in die Musiksoziologie », Francfort, Suhrkamp Verlag, 1962 (« Types d'attitudes musicales » dans « Introduction à la sociologie de la musique », traduit par Vincent Barras et Carlo Russi, Genève, Editions Contrechamps, 1994, pp. 7-25). [X]
Ibid. (Gödel, Escher, Bach, « Les Brins d'une Guirlande Eternelle », traduit par Jacqueline Henry et Robert French, Paris, Dunod, 2000, pp. 76-81). [X]
« L'œil d'or, Claude Mellan, 1598-1688 », catalogue d'exposition, Bibliothèque Nationale, Galerie Mazarine, 26 mai-21 août 1998, Paris, Bibliothèque Nationale, 1998, pp. 92-93. [X]
Gilda Bouchat, « Métaphysique de l'art et esthétique du goût, Une relecture dialogique d'Alexandre Gottlieb Baumgarten », Thèse de doctorat sous la direction de Jacqueline Lichtenstein (Paris IV-Sorbonne) et Raphaël Célis (Unil-Lausanne), mars 2011. [X]
« Véronique », « Dictionnaire des prénoms et des saints », Pierre Pierrard, Paris, Larousse, 1987, p. 213. [X]
« Classer, dominer, Qui sont les “autres” ? », Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 13. [X]
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